par Béatrice Seille
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23 juin 2025
Si le travail peut rendre malade, c’est parce non seulement, il occupe une place centrale dans nos vies mais qu’il est aussi au cœur de la préservation de notre santé physique, mentale et sociale. Cette théorie est défendue par Christophe Dejours dans la discipline qu’il a créée : la psychodynamique du travail. L’approche de la psychodynamique du travail (PDT) propose une analyse dynamique et compréhensive de l’homme au travail, plus précisément du rapport subjectif de l’individu avec son travail, c’est-à-dire qu’on s’intéresse au sens que revêt la situation de travail pour le sujet qui la vit. La PDT permet de mieux comprendre le rapport complexe entre l’homme et le travail. Penser le travail d’un point de vue clinique, c’est en effet s’intéresser à la rencontre entre un travail et une histoire subjective et considérer qu’on ne peut comprendre le travail qu’à travers le vécu. Travailler est avant tout une activité humaine, un comportement investi par la subjectivité de celui qui le met en œuvre car chacun vit « son » ou « le » travail de façon différente, même lorsqu’on exerce un même métier. Par ailleurs la PDT introduit la notion de Sujet au sens psychanalytique, l’homme au travail, est avant tout, un sujet doté d’un inconscient. Souffrance et plaisir au travail s’inscrivent donc toujours dans un vécu et un inconscient. Les concepts clefs de la Psychodynamique du travail La PDT nous rappelle en effet que travailler ce n’est pas que produire, c’est aussi se transformer soi-même. Le travail est également un lieu de développement, d’accroissement de connaissances et de compétences, un lieu de réalisation personnelle, un lieu de production de rapports sociaux, ….un lieu où l’identité personnelle et le positionnement social se construisent. Dans la clinique du travail, le travail est donc considéré comme central dans la construction de soi et l’accomplissement de soi. Rappelons que l’identité est l’armature nécessaire à la santé mentale. • Santé mentale et normalité Plus précisément, en PDT plutôt que de santé on parle de normalité, c’est-à-dire d’un état où les maladies sont stabilisées et les souffrances compensées. Mais cette normalité n’est pas exempte de souffrance. Au contraire, travailler c’est éprouver de la souffrance et la souffrance est compensée par la mise en œuvre de stratégies défensives. En premier niveau ces stratégies servent cet état d’équilibre, de normalité et se traduisent par des comportements sains, adaptés, utiles à la santé psychique. Mais en deuxième niveau, lorsque ces stratégies sont sur-utilisées et qu’elles amènent l’individu dans une sur-adaptation à une situation de travail où la souffrance domine, elle peut conduire à la somatisation. • Souffrance ordinaire et souffrance pathogène On parle de double destin de la souffrance. La souffrance fait partie du « travailler ». Il n’y a pas de travail sans sensation pénible et douloureuse. Travailler c’est éprouver des tensions en lien avec des efforts. Quand je surmonte les difficultés, les tensions j’obtiens du plaisir de la satisfaction. Le plaisir devient alors un destin possible de la souffrance. Travailler est un processus de subjectivisation, lieu où s’éprouve la résistance du réel, le ressenti de la difficulté, on ne peut éviter la souffrance. Et ce réel du travail se vit non seulement sous un mode cognitif, mais aussi sous un mode émotionnel affectif (colère, dégout, découragement) ainsi qu’à travers l’engagement du corps. Il est important de préciser que si certaines situations de travail entrainent des pathologies bien identifiées (pathologies de surcharge, pathologies de solitude : voir les pathologies du travail), la forme de décompensation est toujours en lien avec l’histoire du sujet, la forme dont on tombe malade est donc toujours singulière. • Jugement de beauté : C’est une forme de reconnaissance très importante du point de vue de la santé mentale. Ce jugement de beauté donne un sens à notre souffrance ordinaire. Ce dont on parle, c’est le jugement qui porte sur le travail réel, sur la qualité de ce travail. Il est souvent réalisé par les pairs, les collègues, par ceux qui connaissent bien les contraintes, les sources de souffrance du travail réel. C’est l’ absence de cette reconnaissance qui est souvent à l’origine de grandes souffrances. • Travail Réel, travail Prescrit Si en ergonomie, on parle de Tache et d’Activité, en PDT, on distingue Travail Réel et Prescrit. Pour effectuer son travail il est nécessaire de s’éloigner du prescrit, des règles. C’est le travail réel qui permet de faire face aux aléas, aux imprévus et qui mobilise l’intelligence humaine. On a tous nos trucs, astuces, notre intelligence créative que l’on mobilise pour accomplir nos missions – ce qu’on appelle en PDT la Metis. On le sait, ceux qui travaillent, ont souvent peu conscience du travail Réel qu’ils fournissent. Il faut reconnaitre qu’il est peu discuté et peu reconnu, ce qui rend difficile la mise en visibilité de ces compétences et d’une grande partie de ce qui constitue, au fond la singularité professionnelle de l’individu au travail. (Tacit Skills). • Stratégies défensives Les stratégies défensives ont pour fonction de préserver la santé, elles visent la préservation de soi (rationalité pathique). On distingue 3 niveaux de stratégies défensives. 1- Stratégies collectives de défense : elles se traduisent par des comportements qui visent la cohésion défensive, comme la concentration sur un ennemi commun par exemple. 2- Stratégies individuelles de défense : elles visent à lutter contre l’ennui, contre l’angoisse d’être transformé en automate, contre la peur de ne pas tenir la cadence, ou toute autre peur. Elle prennent différentes formes : comportements de surinvestissement, ou au contraire de rejet. 3- Idéologies défensives : elles se manifestent dans les comportements accusateurs, les caricatures, le prêt à penser, le mépris Bien que l’on agisse de façon intentionnelle, les stratégies de défenses sont inconscientes ! Souvent elles permettent de ne plus penser à ce qui pose un problème au travail. Elles ont toutes un sens et permettent de tenir face aux difficultés. Le choix entre une stratégie individuelle ou collective ne relève pas d’une option personnelle, ce sont les conditions objectives de la situation de travail qui influence le choix. Rappelons que toute conduite humaine a un sens et peut être analysée comme une stratégie de défense qui obéit à une logique et à une fonction : souvent elles désensibilisent ce qui fait souffrir, rendent acceptable ce qui ne devrait pas l’être, et sont souvent un évitement de la pensée. Violence et collectif de travail Les collectifs de travail peuvent être fragilisés, leurs équilibres et fonctionnements bousculés, par de nouvelles formes d’organisation, de nouveaux outils, des pratiques managériales (parfois bien ancrées) qui viennent transformer le travail. Ces transformations organisationnelles impactent les rapports humains et parfois détruisent la coopération et la solidarité. L’émergence de violences dans le travail puise son origine dans les modes de gestion ultra-productivistes, les styles de management basés sur la performance, les chiffres, la destruction du travail réel et l’absence de rapports de coopération entre les professionnels. Autrement dit, plus le collectif est mis à mal, plus les comportements violents peuvent émerger. En tant que Psychologue du travail, mes interventions en entreprises et mon approche thérapeutique s’inscrivent dans ce courant. L’accompagnement thérapeutique lorsque l'on se trouve en souffrance au travail, s’articule autours la compréhension de ses propres stratégies individuelles défensives mais aussi dans l’acceptation de la souffrance comme étant inhérente au travail et au « travailler ». Il s’agit de pouvoir re-penser son travail, d’effectuer un travail sur ses valeurs, ses besoins professionnels, de parfois reprendre conscience des espaces de satisfaction encore présents afin de ré-investir de nouvelles stratégies individuelles plus équilibrantes. Se reconnecter à ses capacités personnelles et professionnelles permet de récupérer une forme de liberté et de marge de manœuvre dans son travail. Parfois, lorsque cela est possible, encourager et permettre de ré-investir le collectif de travail par davantage de collaboration et d’échanges avec ses pairs, constitue également une voie de reconstruction nécessaire. L’accompagnement psychologique permet de récupérer une forme de capacité à agir et de renouer avec le plaisir au travail. Références : Les références en PDT sont nombreuses, en voici une sélection : J’ai très mal au travail par Christophe Dejours (vidéo) : https://youtu.be/BLet1cNcGlw Dejours, C., & Gernet, I. (2016). Psychopathologie du travail. Elsevier Masson. Dejours, C. (2015). Le choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité. Bayard. Edrei B, Gernet I, article dans Carnet Psy 2015/8 N° 193 : Le corps entre psychosomatique et psychodynamique du travail : travail de performance et décompensation somatique. Dejours, C. (2019) Conjurer la violence, Travail, violence et santé. Petite Bibliothèque Payot